Par Naâma Asfari
Naâma Asfari est incontestablement le prisonnier politique sahraoui le plus célèbre, dont le nom est connu et répété partout dans le monde. Il vient de réussir l’insigne tour de force de faire sortir une lettre de prison. Nous en avons obtenu copie, que nous publions intégralement.
Il y appelle ses frères à poursuivre et à intensifier le combat. L’histoire nous a appris en effet que la liberté ne se donne pas, mais est plutôt arraché. L’exemple homérique du combat algérien contre l’occupation française est plus qu’édifiant à ce propos.
Gdeim Izik est et restera un moment lumineux dans l’histoire et le processus de la libération du peuple sahraoui, une aventure consciencieuse dans ce chemin de lutte, un moment dialectique conflictuel avec l’occupation, une conscience douée de pensée susceptible d’un retour réflexif sur elle-même qui peut affirmer « j’existe”. C’est une vérité de la certitude de soi-même d’un peuple en lutte pour son indépendance et sa liberté.
Ce moment, ce mouvement de conscience concerne aussi l’autre. Un face à face de deux consciences de ce moment conflictuel et problématique, Hegel a fait une description clé de son système, celle du fonctionnement de la dialectique. Gdeim Izik est ce mouvement de conscience active comme toute conscience en action n’est toutefois pas uniforme et ne ressemble pas à une aventure linéaire et victorieuse de bout en bout. Tel un héros romantique, la conscience traverse des épreuves, passe par des déchirements, des moments de doutes et même de dépression. Hegel consacre dans « Phénoménologie de l’esprit », des pages à ce moment de « la conscience malheureuse, scindée en elle-même ».
Pour être sûre de son existence, une conscience ne peut se contenter de la simple certitude qu’elle dans sa perception, elle a besoin d’une médiation pour franchir une étape supplémentaire. Gdeim Izik raconte alors l’histoire de cet affrontement de deux consciences sur un champ de bataille politique. Hegel décrit la lutte à mort de deux consciences pour la reconnaissance » le rapport des deux consciences de soi est donc ainsi déterminé qu’elles font leur propre preuve et chacune celle de l’autre, par le combat à mort, elles doivent aller à ce combat, parce qu’elles doivent fournir l’épreuve et la vérité de l’autre et en elles-mêmes, de la certitude qu’elles ont d’elles-mêmes, d’être pour soi». Dans ce moment dialectique « l’individu qui n’a pas mis sa vie en jeu peut, certes, être reconnu comme personne, mais il n’est pas parvenu à la vérité de cette reconnaissance, comme étant celle d’une conscience de soi autonome».
Hegel ne clôt toutefois pas le récit ainsi et envisage une porte de sortie pour la Conscience asservie : le travail, qui revient à transformer le monde. La lutte nationale contre l’occupation est imprégnée de cette notion de conscience mais aussi par la conception Hégélienne de la liberté, soit l’idée que la liberté n’est pas simplement donnée mais qu’elle doit être conquise au cours d’un long processus historique. Cette dialectique de « maitre » et « esclave» est centrale dans le concept de liberté de Hegel. Il conçoit cette subordination comme une étape nécessaire dans le processus de libération.
Des penseurs comme Frantz Fanon, Martin Luther King et Angela Davis, par exemple, ont pu se servir de cette idée pour théoriser les luttes sociales des Noirs et la lutte nationale contre le colonialisme. Ils mettent en avant le rôle de la lutte dans la libération. Dans cette logique, la lutte dans les Territoires occupés joue un rôle central dans le combat national sahraoui, le soulèvement populaire à Gdeim Izik est une étape importante et nécessaire dans le processus de libération. Pour nous ce n’était pas un hasard.
L’intifada de Zemla en 1970 était précisément l’exemple historique de soulèvement sahraoui contre le colonialisme espagnol. Cette intifada est née du fait de l’oppression coloniale contre les Sahraouis. Dans le sillage de cet évènement modèle de Gdeim Izik, d’autres peuples dans le monde arabe et même en Europe et dans l’Amérique ont repris et radicalisé l’idée de la lutte pour la liberté et la dignité.
« A la notion de dignité humaine, on substitue celle de la dignité de la terre.» Frantz Fanon, en même temps qu’il pense les conditions de l’aliénation des colonisés, il souscrit à l’idée sartrienne que l’être humain est en quelque sorte condamné à être libre. Mais comment articuler l’aliénation structurelle et la liberté individuelle, sachant que Sartre est un fervent critique de la psychanalyse et de la notion d’inconscience? Fanon tente de considérer la liberté sartrienne sous l’angle de la puissance d’agir, de la puissance transformatrice, entravée dans un contexte pathogène comme celui du colonialisme. En plus des catégories sartriennes du pour soi (le mode d’existence des êtres humains) et de l’en soi (le mode d’existence des objets), Fanon signale dans « Peau noire, masque blancs « un autre mode d’existence c’est le « pour autrui » propre au Noir et aussi au Colonisé qui vit dans un monde ou sa perception par autrui comme un violeur, un monstre, un criminel, a valeur objective et que tout se passe comme s’il l’était. Sa tentative de faire individuellement œuvre de liberté, de sortir de ces représentations, est insuffisant pour briser, pour rompre cette malédiction.
Fanon prévient : « J’explosai et voici les pièces de mon explosion, un autre moi rassemblé « ; cela signifie que ce n’est pas lui qui interprète sa propre explosion, sa révolte, sa protestation contre le monde, il est dans une situation d’impuissance par rapport à ces réalités.
C’est cela le « pour autrui » : une existence privée de son autonomie, fondamentalement hétéronome et donc privé de sa capacité à signifier, parce qu’elle est tournée vers l’approbation de l’autre. Le problème pour Fanon est de savoir ce que l’on désire vraiment à travers le désir de l’autre. C’est au cours de son expérience thérapeutique en Algérie qu’il se rend compte que le colonialisme produit des sujets malades, les personnes tombent malades car leur environnement l’est.
La recherche de reconnaissance est un comportement qu’il a pu observer à plusieurs reprises chez de nombreux patients. Il a donc fini par se pencher sur les structures dans lesquelles baignaient les individus. Dans ces circonstances de violences structurelles, le soin individuel ne peut pas suffire.
De là nait l’engagement de Fanon en faveur de la décolonisation de l’Algérie, puis de l’Afrique et tout le Tiers-monde. Les observations de Fanon l’orientent vers une autre méthode, le système colonial produit des pathologies et névroses bien spécifiques. Dans « Peau noire, masques blancs», il n’est pas toutefois encore explicitement question de lutte insurrectionnelle. L’essai s’achève par un plaidoyer à la première personne pour la dignité de l’homme, c’est dans « les Damnés de la Terre « qu’il explore la question de la lutte armée.
« Dans la période de décolonisation, il est fait appel à la raison des colonisés. On leur propose des valeurs sûres, on leur explique abondamment que la décolonisation ne doit pas signifier régression [….] la violence avec laquelle s’est affirmée la suprématie des valeurs blanches, l’agressivité qui a imprégné la confrontation victorieuse de ces valeurs avec les modes de vie ou de pensée des colonisés font que, par un juste retour des choses, le colonisé ricane quand on évoque devant lui ces valeurs».
C’est sur ce ricanement que s’appuieront les mouvements de lutte armée. La situation de lutte du peuple sahraoui est similaire. Après avoir lu Fanon, je me suis rendu compte que l’universalité prétendue de la notion de dignité ne fonctionne pas : à son sujet on oublie systématiquement l’histoire.
La philosophie onusienne du droit de l’homme considère que c’est une propriété des êtres humains quels qu’ils soient et ne voient pas qu’elle doit au contraire s’acquérir pour certaines populations au terme d’une lutte armée. Le colonisé doit faire advenir sa dignité, l’établir dans une réalité sociale, politique et historique concrète. En considérant que l’éthique n’est pas quelque chose qui participe de l’histoire mais d’une analyse froide et distanciée des attentes morales que l’on peut avoir les uns envers les autres, on s’expose à l’écueil de manquer la situation particulière de certaines catégories de populations, les colonisés par exemple.
La dignité est quelque chose qui s’éprouve et se réalise dans l’histoire, c’est un effort pour le colonisé. Pour Fanon, la personne humaine universellement conçue est une fiction : elle a beau être au cœur de la tradition philosophique, personne ne l’a encore jamais vue! Cette fiction implique que le porteur de la dignité n’est pas un individu de chair et de sang, ce n’est ni vous ni moi, mais la personne humaine, soit une abstraction rationnelle. Cette abstraction comprend de fait la loi morale et sait qu’elle ne doit pas faire de mal à autrui, que les conséquences de ses actes doivent se conformer à certains principes. C’est une figure abstraite qui se surimpose à l’être humain empirique, à l’individu mortel. Mais l’individu mortel, notamment s’il est colonisé, n’a pas de dignité. Tout dans son expérience et dans l’image qu’on lui renvoie le situe très loin de la dignité. Il lui faut fournir un considérable effort pour déblayer la boue lui permettant d’arriver à cette fameuse personne humaine.
Cette expérience les Sahraouis l’ont vécue depuis l’époque coloniale et après 1975 avec I ‘occupation marocaine. C’est pourquoi ils préfèrent parler comme Fanon, la théoriser, de la dignité de la terre. Fanon souligne que ce concept n’a rien d’abstrait mais qu’il appartient à notre chair, à notre sang, c’est une façon de mettre I ‘accent sur la terre détruite, volée, spoliée par le colonialisme et l’occupation qui malgré tout participe de la dignité de colonisé. Ce n’est pas une personnalité fictive et surimposée à notre corps et à notre existence empirique qui fait notre dignité, c’est au contraire notre incarnation, notre existence la plus concrète, la plus charnelle qui la définit. Dans un article publié en 2014 le sociologue Américain d’origine jamaïcaine, Stuart Hall tient à rappeler la portée théorique de l’œuvre de Fanon.
L‘analyse psychiatrique, quelque peu occultée par les lecteurs contemporains ne doit pas selon lui être laissée de côté : « Le cœur de son texte conduit de manière irréfutable à prendre conscience qu’une explication du racisme qui néglige le paysage intérieur et ses mécanismes inconscients ne raconte au mieux que la moitié de l’histoire ». Achille Mbembe, philosophe, auteur de « Critique de la raison nègre», confie : « Je dois à Fanon l’idée selon laquelle il y a dans toute personne humaine quelque chose d’indomptable, de foncièrement inapprivoisable, que la domination – peu en importe les formes- ne peut ni éliminer, ni contenir, ni réprimer du moins totalement. Ce quelque chose. Fanon s’efforce d’en saisir les modalités de jaillissement dans un contexte colonial….» Cette importance de la lutte dans le processus de libération chez Fanon, on la trouve aussi bien illustrée chez Angela Davis, dans ses « Lectures en libérations» [1971] en travaillant sur « The life and times of Frederick Douglass « [1884].
Douglass est né esclave avant d’échapper à cet état et de devenir l’une des principales voix du mouvement abolitionniste en exposant, à travers sa propre expérience, les horreurs de l’esclavage et la nécessité de l’abolir immédiatement. Dans sa lecture de Douglass, Davis met particulièrement en évidence le récit de sa lutte physique contre son maitre et I ’importance particulière qu’elle eut pour son affranchissement de la servitude. Dans cette interprétation, seule la libération obtenue joue un rôle et non la fonction supposément libératrice de la discipline servile. Cette vision, je la trouve la plus importante, la plus concrète, dans un processus de libération comme le nôtre. Et c’est à la lumière de cette vision, cette dialectique de dominant et de dominé que je qualifie le long chemin de lutte de libération de peuple sahraoui. « La liberté doit être conquise » – Fredom Is a constant struggle [2015] le titre du dernier recueil d’entretien de Davis. La liberté pour les Sahraouis doit être conquise par la lutte et une entreprise collective permanente, qui doit s’opposer à toutes les formes d’oppression. Le sens concret de liberté défendu par Fanon et Davis, je l’ai trouvé chez un philosophe antique , Sénèque , « Ne rien supporter, ce n’est pas la liberté, nous nous trompons, la liberté consiste à placer notre âme au-dessus des injures, à se faire tel que les raisons de se réjouir viennent de soi tout seul, à détourner de soi les choses extérieures , qui ne pourrait pas nous faire injure, si un seul le peut ? [….]
Les insultes, les paroles outrageantes, les infamies et les autres bassesses, il faut les considérer comme des cris d’ennemis ou de traits lancés de loin, ou des pierres claquant sur les casques sans blesser. Quant aux injustices, qu’on les endure comme des blessures faites soit aux armes, soit à la poitrine sans pour cela être battu ni même reculer d’un pas.
Même si vous êtes serrés de près, si vous êtes bousculés par la violence de vos ennemis. Il est honteux de céder: garder le poste qui vous a été confié par la nature. Quel est ce poste demandez-vous ? Celui d’un homme. Vous, vous êtes en pleine action ; pour lui, la victoire est chose acquise. Ne résistez pas au bien qui est vôtre et nourrissez-en l’expérience dans vos âmes jusqu’à ce que vous soyez parvenus à la vérité ; ayez la volonté d’accepter le mieux, aidez-le de vos opinions et de vos vœux. Ne pas être vaincu, être quelqu’un contre qui la fortune ne peut rien, c’est appartenir à la République de genre humain» .
Origen: Contribution exclusive/ La liberté doit être conquise