Par Sarah Cassella, professeur de droit public à l’Université Paris Cité

Quel est le contexte dans lequel s’inscrivent les arrêts de la Cour de justice ?

Le Sahara occidental, qui se situe au nord-ouest de l’Afrique, fait partie des territoires non autonomes inscrits sur la liste des Nations unies depuis les années 1960, qui sont censés décider de leur statut par référendum. Depuis le départ de l’Espagne, puissance administrante, le Maroc revendique néanmoins la souveraineté sur ce territoire et en occupe la majeure partie depuis les années 1970. Alors que l’Union européenne se conforme officiellement au droit international en s’alignant sur la position des Nations unies (confirmée par la Cour internationale de Justice), elle a conclu depuis les années 2000 plusieurs accords économiques avec le Maroc permettant également l’exploitation des ressources naturelles provenant du Sahara occidental.

Le Front Polisario, mouvement de libération nationale qui représente les intérêts du peuple sahraoui, a introduit plusieurs recours devant les juridictions européennes s’opposant à ces accords en raison de la violation du droit international. Alors que la Cour de justice était parvenue par deux arrêts de 2016 et de 2018 à sauvegarder les accords tout en indiquant que leur portée ne pouvait s’étendre aux produits provenant du Sahara occidental pour respecter le droit à l’autodétermination du peuple sahraoui, la Commission européenne et le Conseil ont choisi de négocier avec le Maroc des amendements à ces accords prévoyant expressément leur application à ce territoire, provoquant ainsi de nouveaux recours. Le Tribunal de l’UE a annulé les actes de conclusion de ces protocoles par des arrêts du 29 septembre 2021, une nouvelle fois en raison de la violation du droit à l’autodétermination du peuple sahraoui. La Cour se prononce en l’espèce sur pourvoi formé par les institutions européennes contre ces jugements.

Pourquoi la Cour de justice conclue-t-elle que les accords commerciaux sont contraires au droit international ?

La Commission européenne et le Conseil se fondaient sur une « consultation » menée par eux auprès de la population du Sahara occidental en vue de la conclusion des amendements aux accords de commerce avec le Maroc et concluant en faveur de leur extension aux produits provenant de ce territoire, pour tenter de démontrer qu’ils avaient respecté le principe de l’effet relatif des traités en s’assurant que les accords économiques soient favorables au peuple sahraoui et recueillent son consentement. Or la Cour de justice constate tout d’abord que les consultations ont été menées essentiellement auprès de la population de ce territoire qui comprend en grande partie des Marocains déplacés depuis l’occupation par le Maroc. La Cour distingue à ce titre les notions de population et de peuple, en soulignant que la majorité des membres du peuple sahraoui ne vivent pas au Sahara occidental. Dans ces conditions, on ne peut pas considérer que le peuple sahraoui a donné son consentement. Il s’ensuit que, dans la mesure où les accords produisent des conséquences importantes pour un tiers, ils violent la règle de l’effet relatif des traités ainsi que le droit à l’autodétermination du peuple sahraoui. La mise en œuvre des accords a en effet nécessairement des répercussions sur les droits de ce peuple puisqu’elle implique l’exercice de fonctions administratives par les autorités marocaines au Sahara occidental et conduit à reconnaître des effets juridiques à leurs actes. Il en découle logiquement la confirmation par la Cour de l’annulation des décisions relatives à la conclusion des accords commerciaux.

Quelles pourraient être les suites de ces arrêts ?

A court terme, la prise d’effet de l’annulation a été différée d’un an par la Cour de justice, pour des raisons de « sécurité juridique », ce qui a une incidence sur l’accord sur les produits agricoles. En revanche, le protocole de mise en œuvre de l’accord de pêche ayant expiré en juillet 2023, il ne s’appliquait plus en tout état de cause. A plus long terme, la portée des arrêts de la Cour de justice doit être nuancée. Elle considère, en effet, que le Tribunal a bien commis une erreur de droit dans le jugement attaqué. Il avait affirmé que les accords commerciaux créent des obligations pour le peuple sahraoui en accordant des compétences aux autorités marocaines sur son territoire ; il en déduisait que, pour que les accords respectent le droit international, il faudrait qu’ils reçoivent un consentement explicite de la part de ce peuple. Or, selon la Cour, ces traités ne créent pas d’obligations spécifiques, notamment parce qu’ils n’impliquent pas la reconnaissance par l’UE de la prétendue souveraineté du Maroc sur le Sahara occidental. La Cour en déduit que le consentement du peuple sahraoui pourrait être présumé, sous deux conditions : l’accord ne doit pas créer d’obligation à la charge du peuple sahraoui et il doit prévoir que celui-ci perçoit un « avantage précis, concret, substantiel et vérifiable découlant de l’exploitation des ressources naturelles de ce territoire, et proportionnel à l’importance de cette exploitation ». Selon la Cour, la seconde condition n’étant pas remplie, la présomption ne peut pas être reconnue en l’espèce. Nul n’est dupe cependant : par cette interprétation pour le moins « constructive » des conditions de respect du droit à l’autodétermination, la Cour suggère une porte de sortie à la Commission européenne et au Conseil, potentiellement au cours des 12 mois de sursis de l’accord. Nul besoin de mettre en œuvre une nouvelle consultation – à peu près irréalisable – puisque les accords ne prévoient pas, selon elle, d’obligation pour le peuple sahraoui. Il suffit donc de les modifier selon les conditions indiquées dans l’arrêt et tout sera réglé conformément aux souhaits des institutions européennes. Si l’on garde cependant à l’esprit que la Cour internationale de Justice a clairement affirmé (dans un autre contexte) que l’obligation de non-reconnaissance de la violation du droit des peuples à l’autodétermination comprend celle de ne pas participer au maintien d’une situation illicite – ce que fait très probablement l’application des accords commerciaux entre l’UE et le Maroc – il faudra s’attendre à de nouveaux recours contre les accords amendés de la part du Front Polisario. Affaire à suivre…