Naâma Asfari prisonnier politique sahraoui: « Je lutte pour ma liberté et pour celle de mon ennemi » | L’Humanité

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Depuis sa geôle de Kenitra, où il purge une peine de trente ans de prison prononcée en 2017 au terme d’une parodie de procès, le prisonnier politique sahraoui Naâma Asfari nous livre ses réflexions sur le conflit.

Naâma Asfari Prisonnier politique sahraoui

Il avait été enlevé chez l’un de ses amis à Laâyoune, dans les territoires occupés du Sahara occidental, le 7 novembre 2010, la veille du violent démantèlement par les autorités marocaines du camp de protestation organisé par la société civile sahraouie à Gdeim Izik. Défenseur des droits humains, militant du droit à l’autodétermination, Naâma Asfari, avec vingt-quatre de ses compagnons, avait été accusé des meurtres de plusieurs auxiliaires de police participant à cette opération répressive, alors qu’il ne se trouvait plus sur les lieux. En 2013, au terme d’un procès inique, un tribunal militaire avait condamné sans preuves ces activistes à des peines allant de vingt ans de prison à la perpétuité. Trois ans plus tard, ce verdict était annulé en vertu d’une réforme interdisant la comparution de civils devant une juridiction militaire. Surtout, le Comité de l’ONU contre la torture condamnait le Maroc dans le dossier Asfari en pointant une condamnation prononcée sur la base d’aveux extorqués sous la torture. Trois ans plus tard, nouveau procès, civil cette fois, et nouvelle mascarade judiciaire. Verdict : trente ans de prison pour Naâma Asfari et de lourdes peines pour ses camarades. Tous clament leur innocence.

Comment allez-vous ? Quelles sont vos conditions de détention ?

Naâma Asfari Le défi, surtout, c’est de ne pas les aider à remplir leur objectif, qui est de nous mettre sous pression jusqu’à la dépression, jusqu’à la destruction psychique. Nous essayons de faire du sport tous les jours, je trouve refuge dans la lecture. Je suis incarcéré dans une petite cellule de neuf mètres carrés : avec le temps et un peu d’imagination, je me la représente comme une villa. Nous sommes dans des cellules individuelles, heureusement. L’avantage, c’est que j’avais des livres en arrivant ici, mais je ne peux, hélas, en recevoir de nouveaux. Je n’ai pas reçu de visite depuis deux ans, et les livres que mon épouse m’a envoyés par la poste lui ont été retournés. Nous avons deux sorties par jour dans la cour : une heure le matin, une heure l’après-midi, et là nous restons entre nous, les six détenus politiques sahraouis. Nous n’avons pas le droit de rencontrer les autres prisonniers. Ça, c’est difficile, ce genre d’isolement. Mais on arrive à se débrouiller : nous formons une petite communauté. Je fais des footings, de la gymnastique, à l’extérieur ou dans la cellule : c’est la seule façon d’entretenir une relation avec mon corps. La lecture et le sport m’aident à tenir, à préserver ma mémoire, c’est un travail sur moi-même. J’essaie de vivre cette expérience comme un résistant luttant pour des convictions, pour un but que personne ne peut m’arracher. Cette expérience intérieure de la liberté, c’est ça qui me donne de la force et qui donne ici un sens à la vie. Je cultive la conscience des raisons qui m’ont conduit ici : je suis là parce que je lutte pour ma liberté et celle des autres. Ce n’est pas une question ordinaire, c’est une question existentielle.

Quels échos du monde vous parviennent-ils dans votre prison ?

Naâma Asfari Il y a la télévision, mais elle ne diffuse que les chaînes marocaines. Mon épouse, Claude, me raconte beaucoup de choses au téléphone, elle est ma fenêtre sur le monde. Elle est comme mon prolongement dans le monde extérieur. Je sais que nous sommes engagés dans un combat qui nous dépasse comme personnes. En défendant ma liberté, je mets en cause un système autoritaire qui perpétue une occupation illégale. Mon combat pour la liberté peut aider l’autre, mon ennemi.

Comment gardez-vous foi dans cette lutte, alors que le conflit au Sahara occidental s’enlise depuis plusieurs décennies ?

Naâma Asfari Je suis dans la continuation de ce que j’ai vécu depuis mon enfance. Je pense en particulier à mon père, qui a subi durant seize ans l’épreuve de la disparition forcée dans des conditions bien plus dures que les miennes. Il était parmi les centaines de disparus sahraouis des années 1970. Survivant, il a été libéré en 1991, au moment du cessez-le-feu. J’avais 21 ans, je ne l’avais pas vu depuis l’âge de 5 ans. Ces expériences m’ont forgé, elles m’ont fait grandir. Je me confronte aujourd’hui encore à ce qui me fait du mal depuis mon enfance. Il n’empêche que j’ai réussi à inscrire mon nom, celui de ma famille, dans un document officiel des Nations unies condamnant cet État qui m’a fait tant de mal. Cela m’a soulagé. La question qui m’est aujourd’hui posée, c’est comment tenir, pour transmettre le flambeau de la lutte à ceux qui demain résisteront encore au nom de cet idéal de liberté.

L’ex-président des États-Unis Donald Trump, au mépris du droit international, a reconnu la souveraineté marocaine sur le Sahara occidental, en contrepartie de la normalisation des relations entre Rabat et Tel-Aviv. Comment voyez-vous ce marchandage ?

Naâma Asfari Le Maroc joue sa dernière carte avec cette reconnaissance d’Israël. Dans une configuration internationale compliquée, et dans un moment de « ni guerre ni paix », nous avons réussi à mettre ce régime devant un échec : il ne peut pas renouveler son système de domination sur les Sahraouis. Avec Gdeim Izik, nous avons montré que le pouvoir marocain n’avait pas de légitimité aux yeux des populations des territoires occupés.

Votre épouse française, Claude Mangin-Asfari, plusieurs fois expulsée du Maroc, interdite de visite, a fait l’objet, en France, d’une étroite cybersurveillance via le logiciel ­israélien Pegasus. Comment avez-vous réagi en prenant connaissance de ce scandale international d’espionnage ?

Naâma Asfari Cela montre à quel point ce système est faible : il s’acharne sur une femme isolée, toute seule, sans armes, qui ne fait que réclamer de façon légale le respect de son droit à rendre visite à son mari. Comment une personne ordinaire comme Claude a-t-elle pu être ainsi placée sous surveillance par les services de sécurité marocains ? Cela prouve que notre combat a des effets dévastateurs sur ce système. Nous sommes des personnes ordinaires, qui ne sont structurées ni par l’appareil idéologique du Front Polisario, ni par le système algérien. Nous, les gens des territoires occupés, nous avons été structurés par le mal que nous fait le régime marocain depuis plus de quarante ans.

Quelle peut être l’issue de ce conflit de décolonisation ?

Naâma Asfari Au Sahara occidental, un mouvement de libération a su, dans l’exil, gérer un combat diplomatique et politique et les armes à côté. Cela n’a rien de facile, surtout quand cela dure depuis des décennies. Le Front Polisario a relevé ce défi, il a réussi cette expérience de trente ans de « ni guerre ni paix ». Mais aussi, d’une autre façon, il a su mettre en évidence cette faiblesse des Nations unies, cette complicité des grandes puissances avec le Maroc. Ce qui est touché dans cette complicité, ce sont les principes universels. Mais la question sahraouie est comme la question palestinienne : ces peuples existent, ils résistent. Personne ne peut arracher aux Palestiniens ni aux Sahraouis leur droit à l’autodétermination, à l’indépendance. Ces peuples sont là, personne ne pourra les jeter à la mer.

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Camp de réfugiés de Boujdour, Tindouf (Algérie), envoyée spéciale.

Dans les sables encore froids du petit matin, une ombre s’incline dans une prière. Blouses noires, les cheveux pris dans des rubans rouges, des fillettes prennent déjà le chemin de l’école. Un adolescent pressé les double, fièrement juché sur sa bicyclette fatiguée, avant de disparaître dans une venelle trouant un labyrinthe de parpaings. Aux lumières de miel, les ombres s’allongent ; le camp de Boujdour se réveille doucement, dans les senteurs du charbon de bois et du pain que l’on cuit.

Ghalia, 54 ans, est née bien loin de ces plateaux stériles et rocailleux : elle a vu le jour sur les rives de l’océan Atlantique, près de Laâyoune ; sa famille a été chassée de ses terres par l’invasion marocaine en 1975, alors que les colons espagnols quittaient le Sahara occidental. «  Tu ne trouveras jamais une famille complète, ni de ce côté, ni du côté des territoires occupés : nous sommes contraints à la séparation », souffle-t-elle, le regard dissimulé derrière des verres teintés, le corps enveloppé dans un malhafa aux teintes indigo. Elle n’a revu les siens, restés de l’autre côté du mur de sable, qu’une seule fois, en 2003, lorsque les casques bleus de la Minurso ont organisé des vols depuis Tindouf pour rendre possibles d’éphémères visites familiales. « J’ai vu ma sœur. Nous étions heureux de retrouver notre terre. Nous voulons que cesse l’occupation marocaine. Nous voulons notre terre libre », dit-elle.

L’eau, les vivres… tout est compté

Dans une cour poussiéreuse qu’enserrent un container, un grillage rouillé et des murets de briques de terre, Mounina, visage rond, traits marqués par la lassitude, vaque à ses tâches ménagères, une fillette aux premiers pas vacillants accrochée à ses jambes. Elle-même est née ici voilà trente-cinq ans, après l’exode. « Nous sommes un peuple libre. Nous voulons notre indépendance, revenir à notre terre. Nous ne voulons vivre sous la domination de personne, le Maroc doit quitter cette terre, qui est celle d’un peuple qui se bat pour faire valoir ses droits, son indépendance », sourit-elle. Comme Ghalia, elle applaudit la reprise des armes, depuis que le cessez-le-feu a volé en éclats à Guerguerat, le 13 novembre 2020 : « Nous sommes revenus à la guerre après trente ans de mensonges, de jeu, de faux-semblants. Le Maroc n’a jamais eu l’intention de nous laisser choisir notre destin par un référendum qu’il était sûr de perdre. Ni le Maroc, ni les grandes puissances. Nous reprenons les fusils, advienne que pourra. Nous n’en pouvons plus, après trente ans perdus, trente ans de larmes et de souffrances. » Dans l’éprouvante vie des camps où tout est étroitement compté – l’eau, les vivres et tous les produits de première nécessité –, les femmes tirent d’un quotidien de privations des miracles, s’affirment, le verbe haut, sur la scène sociale et politique. Comme des sentinelles de la liberté qui tiennent à bout de bras un peuple en lutte dans l’exil pour son indépendance. R. M.


« Nous aspirons à la paix, mais nous sommes contraints à la guerre. » Les mots de ce combattant du Front Polisario, recueillis par notre envoyée spéciale au Sahara occidental, résonnent bien au-delà du désert. Ils doivent interpeller la communauté internationale. Jouer un rôle d’électrochoc sur le sort inacceptable fait au peuple sahraoui, dont les terres sont grignotées et occupées illégalement par la monarchie marocaine depuis quarante-six ans. Et sur la poudrière que pourrait devenir cette zone alors que le cessez-le-feu historique de 1991 a volé en éclats.

Cet interminable conflit de décolonisation – le dernier en Afrique – doit beaucoup à l’inertie des Nations unies et au jeu de dupes des grandes puissances. Inscrit sur la liste des territoires non autonomes par l’ONU, le Sahara occidental a vu reconnaître son droit à l’autodétermination depuis le départ du colon espagnol en 1975. Mais le référendum n’a jamais vu le jour. Des décennies de renoncements et de vaines missions onusiennes. Ce 27 octobre, le Conseil de sécurité de l’ONU doit renouveler une nouvelle fois le mandat des casques bleus. Mais avec quelle intention ? Jusqu’ici, le Maroc a pu étendre son emprise sans contrainte. Le royaume chérifien contrôle et administre aujourd’hui 80 % de cette vaste région côtière, riche en ressources naturelles. Il ne cesse d’y implanter infrastructures et habitations, de surarmer son « mur des sables ». Une stratégie à l’israélienne, jamais sanctionnée, qui relègue dans des camps la population autochtone et envenime les relations avec le voisin algérien, soutien des Sahraouis. Inadmissible.

Face à cette situation, nombre de pays – et la France en tête – ont fait leur choix : privilégier les relations diplomatiques et économiques avec le pouvoir marocain plutôt que le respect des droits légitimes d’un peuple autochtone à choisir son destin. L’Union européenne elle-même vient d’être épinglée par sa propre Cour de justice, qui a dû annuler deux accords de partenariat commercial avec le Maroc car ils concernaient le Sahara occidental… Un coup d’arrêt judiciaire au cynisme des États. Et à l’indifférence au colonialisme qui étouffe les Sahraouis.