Quartier Bir Lahlou (Algérie) au sein du campement de Smara, en février 2024.
©️ Elli Lorz / Hans Lucas
Chassés de leurs terres par l’occupation marocaine du Sahara occidental depuis 1975, plus de 170 000 réfugiés survivent dans les camps de l’ouest algérien. Les plus jeunes n’ont jamais vu leur patrie, mais tous gardent le rêve d’y vivre un jour. Reportage sur fond de guerre entre Rabat et le Front Polisario.
La poussière remplit le grand ciel bleu. Une maison en parpaings pousse son ombre sur le sable du camp de Smara. Une dizaine de pneus forment non loin un demi-cercle. Une tente apparaît puis un homme dans cette tente : il s’appelle Hassan, il va sur ses 60 ans. Il porte un burnous marron et prend place sur un tapis, pieds nus ; à son poignet gauche un bracelet brille un peu. On sert le thé, des couvertures sont pliées dans un coin. Hassan dit en hassanya, l’arabe des Sahraouis : « On était huit enfants. Avec les parents ça fait dix. C’était en 1975, quand les Marocains ont arrêté mon père. Ils disaient qu’il faisait partie du Polisario. Ils le suspectaient de ça. Ils l’ont gardé sept jours. » En Espagne, alors, Franco agonisait ; au Maroc, Hassan II refusait d’entendre parler d’une quelconque indépendance de l’ex-colonie espagnole : le roi s’était mis dans la tête que le Sahara occidental serait « marocain pour l’éternité ».
« Mon père a ensuite acheté quelques dromadaires et on a pris la route le 31 octobre, poursuit Hassan. C’était la nuit. Deux de mes frères et sœurs ont disparu. » Le 6 novembre, le monarque lançait l’invasion du Sahara occidental sous le nom de « Marche verte ». Ses sujets et ses soldats, par milliers, s’enfonçaient en terre voisine. « Trente jours plus tard, on a perdu encore deux frères d’environ 2 et 3 ans. C’est un camion marocain qui les a pris. Moi, j’avais 11 ans à ce moment. On a fini par arriver. Les combattants sahraouis nous ont pris en charge. Ils nous ont donné des dattes. Mon père les a rejoints et nous, on a repris la route. Et puis, au mois de décembre, le Polisario a installé des tentes. Un camion algérien est arrivé, rempli de nourriture. On est ensuite partis dans les camps de réfugiés. »
« L’espoir de rentrer »
Le Front Polisario évalue à 120 le nombre d’enfants sahraouis portés disparus entre les années 1972 et 1975 – entendre kidnappés par l’occupant. En 1992, Hassan apprend de la bouche d’un homme que l’un de ses frères ravis se trouverait en prison au Maroc. Puis plus rien. Trois ans plus tard, une femme en provenance du Maroc lui fait savoir qu’elle aurait vu trois des siens. Elle s’appelle Fatma. Puis, de nouveau, plus rien. « Mais je pense sans cesse au moment où je pourrai les revoir », dit Hassan. Dernière information en date : la photographie d’un certain El Ouali, qu’il conserve dans son téléphone. Le prénom du plus jeune d’entre ses frères disparus. Il vivrait à Tindouf et serait à la recherche de sa famille. Mais ce El Ouali, Hassan n’a pas encore eu l’opportunité de le rencontrer.
Ce sont actuellement plus de 170 000 réfugiés qui vivent, en territoire algérien, dans ces camps entièrement dépendants de l’aide humanitaire internationale. Azza Bobih, cheffe de la wilaya de Smara, refuse pourtant de se laisser décourager : « Trois générations se sont succédé dans les camps. Un demi-siècle d’exil et nous tenons toujours le flambeau. » La responsable jauge le fragile équilibre de la société des réfugiés, qui doit faire face, depuis trois ans, à l’afflux de nomades fuyant les territoires libérés sahraouis. C’est que, dans ces zones sous contrôle du Front Polisario, la guerre n’épargne plus les civils.
Dans la maison où des proches lui ont offert l’asile, Aïcha désigne de la main le ciel et mime le sifflement des engins qui l’ont chassée de sa terre. Un chaton s’avance en direction d’un verre posé sur le sol tapissé. Il y fourre la tête, doucement, lape le fond d’eau. Le toit est en tôle, les murs sont nus. La vieille femme aux doigts noircis par le henné n’abaisse pas, pour parler, le pan d’étoffe qui couvre le bas de son visage. « C’était la nuit du 21 octobre 2021 », commence-t-elle. Les combats, à l’arrêt depuis le cessez-le-feu entré en vigueur en 1991, ont repris depuis un an entre le Polisario et l’armée d’occupation. L’Algérie épaule, faiblement, les forces sahraouies ; Israël arme le Maroc – la Turquie fera bientôt de même : l’esprit de corps des États coloniaux.
La monarchie marocaine a ainsi acheté une centaine de drones israéliens au lendemain de l’accord de normalisation signé entre les deux États et parrainé par Washington, au mois de décembre 2020. « Un drone a commencé à bombarder. On le voyait, il n’était pas loin. On s’est cachés sous des acacias puis on a rassemblé nos affaires pour partir le lendemain. À 11 heures, mon fils est allé chercher de l’eau. Alors un drone a encore bombardé. » Aïcha fait soudain silence : les larmes suspendent sa voix. Une femme, présente à ses côtés, baisse les yeux. Aïcha reprend : « Mon fils est mort sur le coup. Il avait 30 ans. Il s’appelait Salah Mohamed Lamine. »
« Les États-Unis reconnaissent la souveraineté marocaine sur l’ensemble du territoire du Sahara occidental », fanfaronnait Donald Trump à l’occasion dudit accord. Aïcha, elle, ignorait tout de l’existence des drones. Le corps du défunt a été enterré la nuit tombée puis la famille a laissé le Sahara et son troupeau derrière elle. « Notre vie a changé complètement. Avant on était sur nos terres, on avait nos animaux, tout était calme. Ici c’est très compliqué. On a toujours espoir de rentrer, de revoir notre pays, mais sans les drones et l’occupation marocaine. » Un an après l’assassinat du fils d’Aïcha, le Maroc a conclu un nouvel accord avec Israël afin de construire deux usines de production de drones sous supervision israélienne.
Au sortir de la maison, une file se forme devant un camion du Croissant-Rouge sahraoui ; il distribue les vivres du Programme alimentaire mondial : riz, céréales, bonbonnes d’huile. Penché sur son capot, un automobiliste tente de faire redémarrer un Land Rover bleu de la Seconde Guerre mondiale. Un groupe d’enfants se disputent une bicyclette déglinguée.
« Nous sommes les enfants de cette terre »
Sur le seuil d’une khaïma (tente), l’homme se déchausse. Il retire ses rangers blanchis par le sable et sa casquette kaki. Le colonel Habuha Breika est affable ; il se présente dans un espagnol parfait, avec une pointe d’accent cubain. Formé à La Havane et à Alger, cet officier de l’armée sahraouie avait déjà servi comme artilleur avant le cessez-le-feu. Il s’assied en tailleur, observe sans un mot puis dit l’âpreté du front et la foi qui unit les combattants, les martyrs inhumés dans le désert, loin des leurs et les nouveaux arsenaux ennemis, sophistiqués, importés de France, des États-Unis, de Chine, de Turquie et surtout d’Israël. « Nous sommes les enfants de cette terre. Nous avons nos propres tactiques. Nous avons toujours su nous adapter aux nouvelles pratiques ennemies », sourit-il.
Sur l’actuelle ligne de front, plus de 100 000 soldats marocains sont déployés le long du mur de séparation de 2 700 kilomètres, cachés derrière 10 millions de mines antipersonnel et antichars. Face à eux, une guérilla leste, furtive, insaisissable, que traquent drones, radars et images de satellites, bombes à fragmentation, armes à sous-munitions et missiles thermobariques. Dans cette guerre inégale, les territoires libérés sous contrôle du Front Polisario ont été désertés par les nomades pris pour cible.
Chaque incident frontalier fait craindre un embrasement plus vaste. Si la guerre a repris après trente ans d’un boiteux statu quo, c’est que, insiste le militaire, « la communauté internationale n’a pas été en mesure de résoudre le litige ». Le référendum d’autodétermination prévu par les résolutions de l’ONU n’a jamais eu lieu : Rabat conteste le corps électoral appelé à se prononcer sur le statut final et défend, avec l’appui de Paris, un « plan d’autonomie » propre à perpétuer son emprise coloniale.
« La guerre n’est pas notre volonté : elle nous a été imposée. Aucun conflit, nulle part dans le monde, et encore moins les conflits qui ont duré longtemps, ne trouve d’issue par la voie militaire, concède l’officier. Le rapport de force militaire n’est rien sans voie politique. Mais, sur la base de la légalité internationale et pour notre juste cause, nous sommes obligés de continuer la guerre afin de conquérir notre liberté, notre indépendance. Après cinquante ans de lutte et d’exil, nous n’avons rien perdu de notre esprit de résistance. » 86 civils ont été assassinés par les drones marocains depuis la reprise des combats.
« Avec le peuple palestinien »
Loin des camps, sur la crête d’une petite dune qui s’étire entre les ravines, les rafales brûlent les yeux, la gorge. Tout en bas, un oiseau gris, imperceptible, sautille dans la pierraille ; une femme seule s’incline dans une prière ; dans la scansion de quelques vers, Yslem, capuche rouge remontée sur la tête, lèvres bleues, corps tendu, met en mots l’amertume de la vie des réfugiés. Lui-même, rappeur, vit l’exil dans l’exil. Il est né dans la guerre et a grandi dans le camp d’Aoussert avant de prendre, adolescent, la route de l’Espagne.
Il vit aujourd’hui en Galice, parcourt la péninsule Ibérique, toute l’Europe et même l’Amérique latine pour y donner des concerts et participer à des événements militants. Son cœur, pourtant, reste en Afrique : « Avant d’être sahraoui, avant d’être musulman, avant d’être du monde, je suis africain. À 100 %, je me considère plus africain qu’arabe. Pour une raison très simple : ceux qui nous ont tendu la main les premiers, ce sont les Africains. L’Afrique nous a toujours ouvert ses portes, dans tous ses pays. Nous sommes la dernière colonie du continent. En disciples de la révolution africaine, nous aussi, nous finirons par nous libérer. »
Yslem a découvert le rap en écoutant Tupac et Wu-Tang Clan, rapportés de leurs séjours à Cuba par des enfants sahraouis. Il y retrouve les rythmes et la musique de la poésie orale sahraouie. Alors Yslem écrira, en castillan et en hassanya, la lutte des siens dans les camps de réfugiés comme dans les territoires occupés – où la répression marocaine étrangle jusqu’à l’expression artistique.
Ses mots se font plus tranchants aussitôt qu’il fait cas des complaisances et des complicités espagnoles, européennes et arabes, qui, toutes, confortent la monarchie marocaine dans sa politique de colonisation et de pillage des ressources dans les territoires occupés. Mais si le musicien déplore que le monde arabe et musulman leur tourne le dos, lui ne saurait détourner les yeux du carnage en cours à Gaza. « Un génocide est en cours. Les oppresseurs des Palestiniens sont alliés à nos oppresseurs. Israël et le Maroc ont toujours eu, économiquement et politiquement, une très bonne entente. Israël arme le Maroc contre nous. Nous sommes avec le peuple palestinien : nous souffrons d’une situation similaire à la sienne. »