La normalisation des relations diplomatiques entre Rabat et Tel-Aviv, en 2020, a scellé une solide alliance en matière de défense, de renseignement, de coopération industrielle, de cybersurveillance et de formation militaire. Cette coopération s’inscrit dans une histoire longue. Dès le début des années 1980, Israël a épaulé la monarchie marocaine pour maintenir et resserrer son emprise sur le territoire sahraoui, la dernière colonie d’Afrique, annexée par le Maroc en 1975.
Automne 1999. À Paris, le premier ministre français Lionel Jospin accueille les participants au XXIe congrès de l’Internationale socialiste, où il met en scène une entrevue entre son homologue israélien Ehud Barak et le chef de l’Autorité palestinienne, Yasser Arafat.
La poignée de main entre les deux hommes, protocolaire, ne trompe personne. Les accords d’Oslo, signés six ans plus tôt, sont entrés dans un processus de mort lente que n’enrayent ni les pourparlers de Wye Plantation, ni le retour des travaillistes israéliens aux affaires. Il faut dire que Ehud Barak n’a rien d’une colombe : en tant que chef d’état-major, en 1993, il s’était opposé à l’accord de paix, comportant selon lui « plus de trous qu’un gruyère ».
Au nord du continent africain, l’horizon de paix ouvert par le cessez-le-feu de 1991 entre le Maroc et les indépendantistes sahraouis s’assombrit alors aussi. Le Front Polisario a bien tenu sa promesse de faire taire les armes, mais les manœuvres marocaines entravent toujours la tenue du référendum sur le statut final qui doit se tenir sous l’égide des Nations unies.
L’ex-colonie espagnole, annexée par le Maroc en 1975, est balafrée par un mur de séparation érigé par Rabat dans les années 1980 : le Front Polisario ne contrôle que 20 % du territoire à l’est du mur et, en terre algérienne, près de Tindouf, tout un peuple de réfugiés organise dans les camps la lutte et vit comme il peut. Dans les coulisses du congrès, une délégation du Front Polisario défend un projet de résolution pour l’autodétermination du Sahara occidental. À la vue du chef de la délégation sahraouie vêtu d’un drâa traditionnel, Ehud Barak l’interpelle et se dirige vers lui. « J’étais chez vous au début des années 1980 ! » lui lance-t-il.
Un mur de sable de 2 700 kilomètres et entouré de 10 millions de mines antipersonnel et antichars
Que faisait Ehud Barak au Sahara occidental, au moment où Israël s’apprêtait à envahir le Liban pour y détruire les bases arrière des fedayin palestiniens ? « Alors qu’il était général de l’armée israélienne, il a servi dans les zones occupées, probablement à Smara, comme conseiller militaire au moment où se construisait le mur de sable, aujourd’hui long de 2 700 kilomètres, dont les abords sont semés de 10 millions de mines antipersonnel et antichars », nous confirme Gaïci Nah, chef du Smaco, le bureau de coordination sahraoui d’action contre les mines.
D’après ce militaire, l’idée d’un mur de séparation pour prévenir les incursions des combattants du Front Polisario en territoire occupé reviendrait aux Israéliens : « Elle est inspirée de la ligne Bar-Lev (une chaîne de fortifications construites par Israël le long de la côte du canal de Suez après la conquête de la péninsule du Sinaï sur l’Égypte durant la guerre des Six Jours en 1967 – NDLR). Ils ont exporté cette idée que le Maroc a concrétisée sous parapluie politique français, avec l’appui de Washington », expose-t-il.
La coopération entre Rabat et Tel-Aviv ne date pas de la normalisation des relations diplomatiques, à laquelle le Maroc a consentie en 2020, en contrepartie de la reconnaissance, par le président des États-Unis, Donald Trump, de sa souveraineté sur le Sahara occidental, au mépris des résolutions onusiennes. Elle s’inscrit dans une histoire longue. Un épisode raconté en 2016 par l’ancien chef du renseignement militaire israélien Shlomo Gazit illustre de façon frappante ces liens anciens, étroits, unissant la monarchie marocaine et les agences israéliennes de renseignements.
En septembre 1965, le roi Hassan II a fait enregistrer les discussions du sommet de la Ligue arabe, qu’il accueillait à Casablanca, à l’insu des chefs d’État présents, avant de livrer la bande à la direction du renseignement militaire israélien, ce qui a offert un avantage décisif à Israël, deux ans plus tard, dans la guerre des Six Jours. L’opération – « l’une des plus grandes victoires des renseignements israéliens », selon les termes de Meir Amit, à l’époque chef du Mossad –, avait été minutieusement préparée en amont.
Une équipe commune des renseignements intérieurs et extérieurs israéliens, le Shin Bet et le Mossad, baptisée « Unité Oiseaux », s’était même vu mettre à disposition « tout un étage de l’hôtel » où se déroulait le sommet, a rapporté l’ancien espion israélien Rafi Eitan.
Mais, par crainte que ces agents n’attirent l’attention, le palais leur avait finalement demandé de quitter les lieux à la veille de l’arrivée des dirigeants arabes. À la même période, comme en contrepartie, les services secrets israéliens prêtent main-forte au pouvoir marocain pour faire disparaître l’opposant et leader internationaliste Mehdi ben Barka, enlevé en plein Paris le 29 octobre 1965.
Usines de drones et livraisons d’armes
Avec les accords d’Abraham, qui ont normalisé les relations diplomatiques entre Israël et certains pays arabes, cette coopération n’a plus rien de secret. Dès novembre 2021, le ministre israélien de la Défense, Benny Gantz, était reçu à Rabat en grande pompe pour la signature d’un accord bilatéral scellant une alliance en matière de défense, de renseignement, de coopération industrielle, de cybersurveillance et de formation militaire.
Israël exporte désormais ouvertement son savoir-faire colonial pour aider le royaume chérifien à maintenir et resserrer son emprise sur le Sahara occidental. L’été dernier, le journaliste et conseiller politique israélien Edy Cohen, proche de Benyamin Netanyahou, confirmait, en racontant les dessous de cette « normalisation publique », l’établissement au Maroc « d’usines de drones de fabrication israélienne », ainsi que le transfert de « 600 missiles balistiques là-bas pour dissuader les milices du Polisario qui envisagent de pénétrer sur le territoire marocain » et « la pose de systèmes de surveillance thermiques sur toute la frontière avec Tindouf et Bechar pour empêcher les infiltrations de rats (sic), la nuit ». Même lexique de l’animalisation que celui mobilisé par les ultras israéliens pour désigner les Palestiniens…
Alors que le cessez-le-feu de 1991 a volé en éclats en 2021, l’appui israélien à Rabat pèse sérieusement sur le rapport des forces et bouleverse la donne militaire. « Les Marocains peuvent compter sur l’arsenal et les technologies que leur offre Tel-Aviv, sur les experts militaires israéliens qui les épaulent. Ils bénéficient d’informations livrées par des satellites de reconnaissance. Les deux parties partagent les mêmes desseins expansionnistes. Les Marocains apprennent des Israéliens », résume le colonel Habouha Breika. Ce militaire formé à Cuba et en Algérie insiste en particulier sur le défi posé au Front Polisario par le déploiement de drones. Toute une gamme d’engins sillonnent désormais le ciel des territoires libérés, traquant les unités très mobiles de la guérilla sahraouie sans épargner les civils.
De la base militaire de l’aéroport de Smara, touchée en octobre par des tirs du Polisario, ainsi que de l’aérodrome de Mahbès agrandi et aménagé pour ces nouveaux usages décollent des Hermes 900 (drones de reconnaissance stratégique) et des Hermes 450 (de type tactique, pouvant être équipés de missiles air-sol), deux modèles développés par le constructeur aéronautique israélien Elbit Systems.
Mais aussi des drones Harop et Heron mis au point par Israel Aerospace Industries, les uns dédiés au transport de charges explosives, les autres équipés de capteurs, de caméras thermiques, de modules de surveillance au sol, de systèmes de renseignement et de radar, capables également d’acquérir des cibles et d’ajuster l’artillerie. Quant au marchand d’armes israélien BlueBird, il met à disposition de Rabat son drone kamikaze SpyX, ainsi que ses modèles WanderB et ThunderB. Des drones turcs (TB2 Bayraktar), états-uniens (Predator B) et chinois (Wing Loong II) viennent compléter cet arsenal.
Des civils pris pour cibles dans les territoires libérés
Le quadrillage des zones sous contrôle du Front Polisario par ces aéronefs tueurs a eu pour effet de vider les territoires libérés des nomades qui y vivaient : les drones prennent pour cibles les humains comme les bêtes et, depuis 2021, 170 civils ont été touchés par leurs tirs, dont 86 mortellement. Deux enfants ont été tués dans ces circonstances. Un bilan lourd – sur les deux mandats de Barack Obama, les États-Unis reconnaissent avoir assassiné, via des tirs de drones, 112 personnes dans trois pays. « Une politique de nettoyage ethnique s’installe progressivement », accuse Abdeslam Omar Lahsen, président de l’Afapredesa, l’Association des familles des prisonniers et disparus sahraouis, en évaluant à près de 30 000 le nombre de personnes affectées par des déplacements forcés depuis trois ans.
« À peine quelques centaines de nomades résistent encore. Les autres ont dû abandonner leurs troupeaux pour rejoindre les camps de réfugiés ou se replier en Mauritanie », déplore-t-il. « Il y a une volonté manifeste de créer des incidents frontaliers en ciblant aussi des civils mauritaniens et algériens pour déstabiliser cette zone », complète le colonel Habouha Breika. Pour restreindre la portée des offensives conduites par la guérilla sahraouie, Rabat a encore acquis le système de défense antimissile Barak MX, qu’Israël avait auparavant vendu à l’Azerbaïdjan dans sa guerre contre l’Arménie au Haut-Karabakh.
De l’autre côté du mur, où toute contestation de l’occupation déchaîne la fureur répressive des autorités marocaines, le pouvoir monarchique décalque les méthodes israéliennes. Loin des villes, les tentes et les cabanes des nomades sont régulièrement incendiées ou livrées aux bulldozers pour contraindre les Sahraouis à rejoindre les centres urbains et leur maillage militaire et policier serré.
En Israël, où cette alliance est bruyamment célébrée, rares sont les voix qui s’élèvent pour en dénoncer le soubassement colonial. Celle du député israélien Ofer Cassif, élu sous les couleurs de la coalition de gauche Hadash et menacé d’être expulsé de la Knesset pour son opposition à la guerre à Gaza, est tranchante. Il juge « cynique et méprisable » le pacte sécuritaire noué entre Rabat et Tel-Aviv : « Il s’agit d’une alliance entre l’oppression israélienne en Cisjordanie occupée et l’oppression marocaine au Sahara occidental occupé, une poignée de main criminelle entre deux oppresseurs. »
Origen: Sahara occidental : comment Israël exporte son savoir-faire colonial au Maroc – L’Humanité